Réponse à un rapport calamiteux
2025-04-26, updated 2025-04-27 next - previous
Je réponds au rapport envoyé par l’actuel rédacteur en chef de Philosophia Scientiae pour rejeter in extremis l’article “Prior remplace Diodore”.
Le lecteur peut télécharger ici les rapports transmis par le rédacteur en chef de Philosophia Scientiae à l’occasion de cette affaire: le rapport de dernière minute, et la décision de l’expert indépendant, nommé par le rédacteur en chef.
1. “Discret” et “dense” sont antinomiques
L’erreur la plus énorme du rapport qui m’a été communiqué est celle-ci:
L’ensemble des nombres rationnels est discret, mais il est dense.
Dans une correspondance privée, j’ai indiqué au rédacteur en chef de Philosophia Scientiae qu’il s’agit là d’une absurdité et je lui ai conseillé de le vérifier, mais il a persisté. Je le cite:
L’ensemble des rationnels est en effet discret (vs. continu) et dense. Car le discret et le dénombrable sont la même chose, c’est par exemple ce qu’écrit Jean-Paul Delahaye, “le discret, c’est le dénombrable” https://www.pourlascience.fr/sr/logique-calcul/du-discret-vers-le-continu-24869.php. Je ne crois pas que Delahaye prenne les ronds pour des carrés.
Il y a dans cette réponse, dans l’ordre:
- une confusion, car la compréhension de la nature du continu ne passe pas par son opposition avec le discret, mais avec le dénombrable. C’est un chapitre bien connu de l’histoire des mathématiques dont Platon se fait déjà l’écho dans le Ménon [1]. Intuitivement, pour aller vite: quel que soit l’algorithme dont on fait usage pour dénombrer les rationnels entre deux nombres rationnels, il y aura des “trous” dans cette énumération qui correspondront aux nombres irrationnels. La construction des nombres réels comble ces trous: elle produit le continu, qui n’est pas dénombrable.
- une absurdité que l’on va démontrer, car il est incontestablement absurde de dire que discret et dénombrable sont la même chose.
- un contresens: car Delahaye ne dit pas “le discret, c’est tout le dénombrable”, pas plus qu’il ne dit “le dénombrable, c’est le discret”, et enfin,
un argument d’autorité ce qui, par définition, n’a jamais sa place dans une argumentation intégralement rationnelle.
Il est absurde de soutenir que discret et dénombrable sont la même chose.
Pour que le discret (D1) et le dénombrable (D2) soient “la même chose”, il faudrait que l’on ait non seulement
\begin{equation} \label{eq:1} D1 \to D2 \end{equation}mais aussi
\begin{equation} \label{eq:2} D2 \to D1 \end{equation}Or \eqref{eq:1} est vrai, mais \eqref{eq:2} ne l’est pas: contrairement à ce que dit le rédacteur en chef, l’ensemble des nombres rationnels est dénombrable, mais il n’est pas discret. Car “discret” signifie qu’il existe entre les éléments ordonnés d’un ensemble, un espace vide qui ne peut pas être comblé, précisément quand on dénombre (c’est-à-dire quand on énumère) les éléments de cet ensemble: dans l’ordre naturel des entiers, il n’y a rien entre 0 et 1, rien entre 1 et 2, etc. En revanche, tout vide peut indéfiniment être comblé entre deux nombres rationnels x et y, en raison de tel ou tel algorithme qui donne tous les rationnels entre x et y (Alon Amit donne ici un exemple très simple d’un tel algorithme, publié dans un article qu’il cite et que je donne ici également) et c’est pourquoi l’ensemble \(\mathbb{Q}\) des rationnels est à la fois dénombrable (ou “énumérable”) et dense (D3), propriété qui implique la négation de ce qui définit le discret: entre deux nombres de \(\mathbb{Q}\) il n’y a pas d’intervalle vide qu’il serait impossible de combler à l’aide d’un algorithme comparable à celui qu’Amit mentionne. On a donc:
\begin{equation} \label{eq:18} D3 \to \lnot D1 \end{equation}Ce qui permet de prouver que le rédacteur en chef soutient une absurdité, quand il affirme que l’ensemble des rationnels est à la fois dense et discret, puisque le séquent suivant
\begin{equation} \label{eq:19} D3 \to \lnot D1 \vdash (D3 \land D1) \leftrightarrow (\lnot A \land A) \end{equation}est prouvable.
2. La déduction naturelle est indispensable au logicien
2.1. Traduction de la prémisse B de l’argument de Diodore
Le rédacteur en chef n’a compris pourquoi dans la traduction formelle que j’ai faite de la démonstration semi-formelle que Fitting et Mendelsohn ont donnée de l’argument de Prior-Diodore [2, pp. 38–40], où ces derniers traduisent la prémisse B par la règle d’inférence suivante:
\begin{prooftree} \label{eq:1.27} \tag{1.27} \AxiomC{$Q \to R$} \UnaryInfC{$\Diamond Q \to \Diamond R$} \end{prooftree}j’ai traduit la prémisse B par la règle modale \(\Diamond E\):
\begin{prooftree} \AxiomC{$\Diamond Q$} \AxiomC{$\scriptsize{1}$}\noLine \UnaryInfC{$[Q]$} \noLine \UnaryInfC{$\vdots$} \noLine \UnaryInfC{$R$} \RightLabel{$\scriptsize{\Diamond ~ E ~1}$} \BinaryInfC{$\Diamond R$} \end{prooftree}L’explication est simple. D’une part, Fitting et Mendelsohn insistent dans la note 6 sur le fait que dans \eqref{eq:1.27}, la formule \(Q \to R\) doit être une vérité logique. Cette exigence se traduit dans la règle \(\Diamond E\) par la ligne verticale composée de trois points qui symbolise la déduction de R à partir de l’hypothèse Q dans une théorie quelconque, comme par exemple \(\mathbf{K_{t}}\), dans la preuve du séquent (5) . D’autre part, deux applications de la règle d’introduction du conditionnel permettent de retrouver la formule \eqref{eq:1.27} contenue dans cette déduction:
\begin{prooftree} \AxiomC{$\scriptsize{1}$}\noLine \UnaryInfC{$[Q]$} \noLine \UnaryInfC{$\vdots$} \noLine \UnaryInfC{$R$} \RightLabel{$~\scriptsize{\to I,1}$} \UnaryInfC{$Q \to R$} \AxiomC{$\scriptsize{2}$} \noLine \UnaryInfC{$[\Diamond Q]$} \RightLabel{$~\scriptsize{\Diamond E }$} \BinaryInfC{$\Diamond R$} \RightLabel{$~\scriptsize{\to I,2}$} \UnaryInfC{$\Diamond Q \to \Diamond R$} \end{prooftree}3. Formalisation de la prémisse C
La formalisation de la prémisse C n’a pas non plus été comprise, même si celle-ci est évidente: C affirme qu’il y a un événement quelconque (notons le Q) qui est possible et que Q n’est pas actuellement le cas et que Q ne sera jamais le cas, ce qui se formalise par trois prémisses distinctes notées (1), (2) et (3) dans mon texte. J’invite le rédacteur en chef à comprendre les règles d’introduction et d’élimination de la conjonction qu’il trouvera dans n’importe quel manuel de logique où la déduction naturelle est expliquée.
4. Motivation et conséquences de ce rapport
Sur ce rapport de dernière minute, aussi bâclé que consternant, le rédacteur en chef s’est expliqué ainsi:
La procédure est évidemment exceptionnelle, mais elle n’étonnera pas Joseph. Quand il était lui-même membre du comité de rédaction, il lui est arrivé de procéder à ces relectures finales. À ce titre, il s’est produit une occasion en juillet 2014 où, pensant trouver une “erreur grossière” de logique dans un article juste avant parution, Joseph en a conclu, légitimement, “A mon avis il ne doit PAS être publié, du moins certainement pas en l’état”, avant de se rétracter finalement sur le diagnostic de cette erreur.
Le fait est qu’il est du devoir d’une revue scientifique d’éviter de publier des travaux ne respectant pas les normes de production des résultats de la discipline: méthodes et respect des sources pour toutes les disciplines, qualité et éthique du recueil des données pour les disciplines empiriques… et normes logiques pour les disciplines formelles. Si une démonstration logique ou mathématique est manifestement erronée, elle ne doit pas être publiée et si elle a été publiée, il faut la retirer de la publication. Et cela vaut quels que soient le moment ou les moyens par lesquels les éditeurs scientifiques ou la direction de la revue prennent connaissance de cette erreur.
Je vous informe ici qu’étant donnés ces différents éléments, j’ai pris la décision que l’article ne serait pas publié dans Philosophia Scientiae.
Ce que déclare ici le rédacteur en chef prête à sourire. L’histoire des sciences est parsemée d’erreurs et de corrections d’erreurs. Depuis Aristote jusqu’à Penrose, en passant par Marx [3, pp. 192–93] et bien d’autres. C’est une banalité de dire que c’est par la correction des erreurs que la pensée progresse.
J’ignore d’où le rédacteur en chef tire cette règle de censure des erreurs scientifiques, si ce n’est de la nécessité dans laquelle il se trouve de déguiser au nom d’un prétendu devoir une censure motivée par une détestation personnelle. Si l’éthique avait été sa préoccupation, alors il se serait abstenu de ce rapport dont il ne peut tirer aucune gloire. Mon nom apparaissait dans le numéro de la revue, il fallait qu’il disparaisse, c’est le seul motif de ce rapport faible et rageur, communiqué aux éditeurs quand ce numéro de Philosophia Scientiae était bouclé avec mon article.
J’ajoute que n’ai plus souvenir de cet épisode de 2014 qui a manifestement marqué le rédacteur en chef. Mais je suis certain de n’avoir jamais rapporté sur un texte qui n’était pas anonymé, ni pour Philosophia Scientae, ni pour aucune autre revue et, quand il m’est arrivé de reconnaître l’auteur, d’en avertir la revue pour que l’on me décharge du rapport que j’avais accepté de faire. Dans le cas qui nous occupe, la situation est bien différente: mon texte a été jugé et rejeté par le rédacteur en chef lui-même, alors que mon article n’était plus anonyme et qu’il avait été accepté, après des mois de travail. Ce point est par ailleurs reconnu par le rédacteur en chef qui imagine avoir désarmorcé les éventuelles critiques de sa façon de procéder en ayant ensuite soumis à un autre rapporteur à la fois le problème rencontré et mon article à nouveau anonymé. On peut évidemment se demander ce que vaut un arbitrage quand l’une des parties de la dispute a le pouvoir de choisir l’arbitre et de lui exposer dans ses termes le problème rencontré, et que la partie adverse n’a que le pouvoir de se taire et d’attendre la décision. Ce souci de sauver les apparences de la légalité et du “devoir” est certainement plus proche du cynisme du Kremlin que de l’esprit de la Critique de la raison pratique.
Par l’intermédiaire du collègue qui avait fonction d’éditeur en charge de mon texte, j’avais proposé à ce rapporteur de dernière minute de publier une réfutation de mon article, en un mot d’ouvrir la discussion dans Philosophia Scientiae; la proposition fut rejetée. Quand ce collègue m’informa qu’il fallait “convaincre” le rédacteur en chef et qu’à défaut d’être convaincant mon article serait supprimé du numéro, il est devenu clair à mes yeux que la partie était perdue d’avance, puisqu’elle ne dépendait que de la seule subjectivité de rédacteur en chef et qu’il n’était clairement pas question que les éditeurs défendent mon travail. Je ne me suis pas trompé sur l’issue, mais le dernier des imbéciles l’aurait comprise très vite.
Frustré de la promotion qu’il attendait et jaloux de me savoir auditionné pour le poste qu’il espérait obtenir (et dont on a réussi finalement à me priver), le rédacteur en chef m’avait publiquement accusé, il n’y a pas si longtemps, d’avoir totalement abandonné tout travail de recherche. Il a donc agi pour ne pas être démenti par les faits sur lesquels on lui a donné quelques pouvoirs. Je n’ai heureusement besoin de l’autorisation de personne pour publier ce que j’estime intéressant sur ce blog personnel, et peut-être ailleurs. Mes lecteurs jugeront.
Il est facile de comprendre à quel point la qualité et l’innovation de la recherche peuvent souffrir de ces abus de pouvoir, qui ne sont motivés que par l’envie, à savoir la jalousie et le désir d’obtenir postes et promotions. Dans une compétition où les affects ont plus de poids que les raisons, tout le monde comprend très vite qu’il est préférable que les publications universitaires ne contredisent et ne froissent personne, même si la vérité doit en souffrir, car il vaut mieux éviter les souffrances d’amour propre aux universitaires qui décident.
Il serait donc sain les publications ne soient plus un critère d’évaluation dans les procédures universitaires de décision pour l’obtention d’un poste ou d’une promotion, et que l’on se fonde uniquement sur l’évaluation de l’enseignement. La recherche et l’enseignement ne s’en porteraient que mieux.