De quoi l’incroyant est-il coupable?

2024-03-23, updated 2024-05-08 next - previous

Pour participer à la journée sur l’œuvre de Pouivet, je partirai du texte suivant:

[On] répond négativement à la question de savoir si l’incroyance est irrationnelle. En revanche, en aucun cas, nous n’avons le droit de croire ce qui n’est pas vrai. […] Croire ce qui est faux est toujours une faute épistémique. Certes, nous ne sommes pas toujours en mesure de ne pas nous tromper. Mais cela ne nous en donne pas épistémiquement le droit. Dès lors, si Dieu existe, nous n’avons pas épistémiquement le droit de nous tromper. Ainsi l’incroyance serait un péché cognitif dont même certaines des plus belles intelligences se sont rendues coupables, alors que des esprits médiocres, voire de fieffés idiots, y échappaient tout à fait.

1. L’incroyance, péché cognitif

Telle est la conclusion que Pouivet donne à son Épistémologie des croyances religieuses [1, p. 226]. Certes, quand on ignore la valeur de vérité d’un énoncé, c’est une faute de le croire faux, quand il est vrai, ou de le croire vrai, quand il est faux. C’est une faute de l’exercice de notre jugement, ce que veut probablement dire l’expression de “faute épistémique”, et c’est une faute qu’il est théoriquement toujours possible d’éviter si l’on admet avec Descartes qu’en raison de la liberté de notre volonté, toujours la capacité de suspendre notre jugement. Mais pourquoi diable jeter l’anathème sur l’incroyant en affirmant qu’il se rend coupable d’un “péché cognitif”? Peut-on être coupable de ne pas savoir que Dieu existe, s’il existe? C’est en effet ce que l’on peut craindre, mais il faut comprendre ce que cela peut bien signifier.

Descartes (qui a toujours adopté le conformisme en matière religieuse, préférant ainsi se mettre prudemment mis l’abri des ennuis avec l’Église qui furent ceux de Galilée) a élaboré une théorie qui permet de répondre ceci: ne pas croire en Dieu peut être jugé comme un péché dans la mesure où l’on a négligé les raisons qui permettent de savoir que Dieu existe et donc de croire qu’il existe, car si j’ai une connaissance certaine de la vérité d’une idée, alors je la crois naturellement. Comme il affirme être parvenu à démontrer rationnellement l’existence de Dieu, le fait de ne pas croire en cette existence devient alors une faute contre la raison.

Pascal avait déjà remarqué l’inutilité des preuves rationnelles de l’existence de Dieu dans la mesure où elles n’entraînent pas plus la foi qu’elles ne la renforcent. Il est donc inutile de rappeler l’argument de Kant selon lequel l’existence n’est pas une propriété analytiquement déductible du concept de Dieu et que les preuves rationnelles de l’existence de celui-ci sont vouées à l’échec. La croyance en Dieu est donc une question de foi. S’il n’est pas irrationnel d’avoir la foi, c’est-à-dire d’avoir la conviction que Dieu et une vie après la mort existent, en revanche, personne ne peut se vanter de savoir qu’il en est ainsi [2, p. 672]. Comme il semble pour le moins difficile d’être en désaccord avec Kant sur ce point, on peut reposer la question de savoir pourquoi la conviction de l’inexistence de Dieu serait plus coupable que la conviction de son existence.

2. L’incroyance, vice épistémique

Pouivet n’est pas Descartes: il ne développe pas une épistémologie cartésienne et la question des preuves de l’existence de Dieu n’est pas son objet [1, p. 93]. Pour lui, la faute que commet l’athée en refusant de croire en Dieu ne réside donc pas (ou, plus exactement, pas seulement et même pas principalement) dans une faute de jugement qui le conduirait à ne pas reconnaître la vérité des preuves de l’existence de Dieu; cette faute réside dans une défaillance de sa “vertu épistémique” qui se manifeste par exemple dans le refus du témoignage des miracles et en général de l’absence de respect envers l’autorité fondamentale qui permet d’accéder aux vérités essentielles. Un tel refus est pour Pouivet la manifestation d’un vice [1, p. 90]:

Une vertu épistémique essentielle est notre capacité à trouver les bonnes autorités, quel que soit le domaine. Si nous ne pouvons accéder aux vérités essentielles que par déférence à une autorité fondamentale, alors il est raisonnable de respecter l’autorité. Il l’est du coup de croire certaines choses parce qu’elles nous ont été dites par celui qui sait. Nous serions exactement dans ce cas avec la croyance en la résurrection de Jésus. Nous y croyons par le témoignage. Le respect de la bonne autorité est une vertu épistémique; le rejet de l’autorité épistémique appropriée est un vice, même grave.

Autrement dit, le témoignage des autorités en matière religieuse est pour Pouivet ce qui est le plus indispensable à la foi chrétienne. Dans cette théorie, le rejet de l’autorité des témoignages qui sont à l’origine de la foi chrétienne (au sujet de la résurrection du Christ, par exemple) est un “vice épistémique”, comme le sont l’étroitesse d’esprit, la partialité, la rigidité mentale [1, p. 91]. Est donc “épistémiquement vicieux” à ses yeux celui qui, à l’instar de Spinoza, nie l’existence des miracles, fait du témoignage une instance du plus bas degré de connaissance et désacralise les Écritures. Ce vice rend “intellectuellement coupable” celui qui s’écarte de la vie intellectuelle essentiellement bonne, fondée par la connaissance révélée, ce “don cognitif” que le chrétien doit à Dieu [1, p. 97] , cette connaissance en laquelle le chrétien a foi, de manière épistémologiquement légitime, rationnelle [1, p. 98] et méritoire, parce que “toute vertu est méritoire, par définition” [1, p. 106].

Seuls ceux qui ne connaissent “l’épistémologie des vertus” que par ouï-dire et qui manquent d’esprit de déduction peuvent être surpris par une telle position: s’il y a une épistémologie des vertus, il y a aussi forcément une épistémologie des vices et, dans cette perspective religieuse, l’athéisme en est un: le péché cognitif de l’athée consiste donc à ne pas reconnaître ce don divin qui est celui de la connaissance révélée de l’existence de Dieu. Mais il suffit évidemment que l’athée renonce à cette fausse croyance et qu’il fasse pénitence pour qu’il soit pardonné, car si mes souvenirs sont bons, celui qui se confesse et se repent reçoit le pardon de Jésus (Jean, 1:9):

Si nous reconnaissons nos péchés, il est fidèle et juste et, par conséquent, il nous pardonnera nos péchés et nous purifiera de tout le mal que nous avons commis.

Mais souvent l’athée reste impénitent. À l’approche de la mort, il peut par crainte, parfois, se repentir de son athéisme, ou bien, à l’instar du Don Juan de Mozart, il peut avec panache s’y refuser jusqu’à la fin de son existence, sans crainte du châtiment divin, en lequel il ne croît pas, convaincu au contraire que “joies et peines échoient indistinctement aux pieux comme aux impies” [3, p. 83] . Profitons de cette référence à l’œuvre de Mozart pour faire une pause musicale qui nous élèvera l’âme.

Reprenons. C’est donc sans doute en ce cas, quand l’athée refuse de se repentir de son athéisme que, selon Pouivet [1, pp. 224–225], ce vice épistémique implique la possibilité d’une condamnation qui ne fait pas moins trembler que l’apparition de la statue du Commandeur.

La fin du chapitre III défend une forme d’exclusivisme religieux doctrinal selon lequel il n’y a qu’une seule doctrine religieuse vraie, et donc toutes les autres sont fausses. À juste titre, un chrétien pense que tous ceux qui ne croient pas la même chose que lui ont tort, c’est-à-dire qu’ils croient au moins une et vraisemblablement plusieurs propositions fausses. Par exemple, que le Christ n’est pas le fils de Dieu, mais un prophète. Ou bien ils croient qu’il n’y a qu’aucune bonne raison de croire que Dieu existe ou qu’il n’existe pas, parce que c’est indécidable. Ou encore ils croient carrément que Dieu n’existe pas. Si ces trois croyances sont fausses, les raisons d’y croire ont inévitablement des défauts épistémiques. Et ceux qui les croient ont certains vices épistémiques. Mais les vices épistémiques n’impliquent pas (nécessairement) une condamnation. On ne peut même accuser de vices épistémiques que celui qui est rationnel. Comme on ne peut faire de reproches moraux qu’à une personne humaine (et non pas à un animal non rationnel).

Nous sommes parvenus à la réponse que nous cherchions: le péché cognitif de l’athée consiste simplement dans le seul fait d’être athée; la faute de l’incroyant ne réside pas ailleurs que dans son incroyance même. De la même façon qu’il y a des vertus épistémiques qui rendent louables ceux qui les possèdent, il y a des vices épistémiques qui rendent condamnables ceux qui en sont affectés et qui restent aveugles au défaut de leur âme. Aux athées qui considèrent que la croyance en Dieu est l’expression d’une crainte, une expression irrationnelle de l’affectivité, Pouivet répond en leur retournant l’accusation et affirme que l’athéisme est un vice épistémique qui ne peut être considéré autrement que comme un péché cognitif. Le problème est que ces accusations de part et d’autre sont au regard de ce que l’on est en droit d’attendre de la philosophie, encore plus ennuyeuses que ne le sont les renvois du ballon d’un camp à l’autre, par échanges incessants de coups de pied hauts inefficaces, dans un mauvais match de rugby: ces envolées n’atteignent aucune cible. On tentera de faire mieux en répondant aux affirmations dogmatiques et enthousiastes que l’on vient de citer.

3. Objections vicieuses d’un rationaliste athée

“La connaissance révélée”: un oxymore? [1, p. 99] est la question que Pouivet pose en titre d’une section du chapitre II de son livre, conscient du problème théorique que soulève son affirmation selon laquelle le contenu de la foi chrétienne est un ensemble de connaissances, c’est-à-dire de vérités, puisque le chrétien selon lui sait par révélation que “Dieu existe”. Or je soutiens qu’affirmer qu’il est épistémologiquement légitime et rationnel de considérer la foi en l’existence de Dieu comme une connaissance révélée est, d’un point de vue théorique, non seulement sophistique, mais absurde et, d’un point de vue pratique (c’est-à-dire moral et politique) tout simplement inacceptable. Voici pourquoi.

J’admets le principe suivant: quel que soit X, en l’absence d’une preuve d’existence de X, en aucun cas la conviction que X existe ne peut être considérée comme une connaissance de son existence, à moins de confondre de manière sophistique les significations respectives de ces deux termes, conviction et connaissance. Par exemple, la seule conviction de l’existence de l’égalité \(\mathsf{P=NP}\) n’est évidemment pas une réponse à ce fameux problème d’informatique théorique et l’énoncé “Dieu existe” ne peut faire exception à ce principe.

Étrangement, Pouivet affirme que la foi ou la connaissance révélée (ce qu’il ne distingue pas vraiment) est une vertu épistémique d’autant plus méritoire que l’avancée des connaissances scientifiques est grande. Il reconnaît que la croyance en la résurrection du Christ et en la vie éternelle est sans doute plus difficile aujourd’hui qu’elle ne le fut au Moyen Âge et c’est pourquoi l’exigence de vertu épistémique et le caractère méritoire de cette vertu sont aujourd’hui très probablement encore plus grands qu’il ne le furent à d’autres époques [1, p. 90]. Évidemment, la croyance en la résurrection du Christ, en l’Immaculée Conception et aux miracles en général ne s’accorde ni avec l’expérience ni avec les sciences de la nature. Leibniz - qu’il est difficile d’accuser d’irrationalisme et qui, contrairement à Spinoza, admet l’existence des miracles - a écrit ceci [4, p. 52]:

[…] je dis que les miracles et les concours extraordinaires de Dieu ont cela de propre qu’ils ne sauraient être prévus par le raisonnement d’aucun esprit créé, quelque éclairé qu’il soit, parce que la compréhension distincte de l’ordre général les surpasse tous; au lieu que tout ce qu’on appelle naturel dépend des maximes moins générales que les créatures peuvent comprendre.

Ce qui ne signifie rien d’autre que, pour Leibniz, les miracles ne peuvent se comprendre que relativement au principe du choix du meilleur des mondes possibles qui guide la volonté de Dieu, “cet asile de l’ignorance”, comme lui avait pourtant dit Spinoza, ce dont il n’a visiblement pas tenu compte.

Pour revenir à la doctrine que Pouivet soutient, il me semble clair que l’on ne peut à la fois reconnaître que le progrès de la connaissance scientifique rend plus difficile (et donc plus méritoire) la croyance en l’existence des miracles et prétendre qu’il est rationnel que la connaissance révélée de Dieu soit aussi la reconnaissance de l’existence des miracles. En effet, une doctrine qui admet l’existence des miracles ne s’accorde avec aucune science de la nature. Il est contradictoire et donc absurde d’affirmer qu’il est “épistémologiquement légitime et rationnel de prétendre avoir une connaissance révélée”, tout en reconnaissant les vérités des sciences de la nature, à moins encore une fois de donner à l’adjectif “rationnel” un autre sens que le sens habituel.

On peut enfin et surtout s’interroger sur ce qui distingue vraiment la philosophie de la théologie quand celle-là reconnaît tous les dogmes de celle-ci au nom de la révélation dont seuls les élus peuvent se targuer. Cette dernière remarque au sujet des élus va maintenant permettre de comprendre pourquoi cette doctrine est inacceptable d’un point de vue pratique, tant du point de vue moral que du point de vue politique.

La thèse selon laquelle la foi catholique est en même temps une connaissance révélée et une vertu épistémique par définition méritoire établit évidemment une distinction cruciale entre d’une part ceux qui sont sauvés par la foi catholique et d’autre part ceux qui sont damnés à divers degrés, selon la gravité de leurs fautes ou de leurs vices et qui rejoindront dans l’au-delà le cercle de l’enfer qui correspond au châtiment que leur faute mérite, comme Dante l’a imaginé [5]. Non seulement cette doctrine ne permet pas de considérer comme un scandale de la raison qu’un athée qui, à l’instar de Spinoza (pour reprendre l’exemple de Kant [6, p. 258]) a une conduite irréprochable et parfaitement morale puisse être cependant condamné au seul motif de son athéisme, mais elle rend possible c’est-à-dire justifiable une telle condamnation en qualifiant l’incroyance de “vice épistémologique”.

D’un point de vue politique, cette doctrine n’est pas moins douteuse. Puisque la foi a sa source dans l’autorité légitime qu’est l’autorité de l’Église, le catholique doit évidemment éviter de contester celle-ci. Il n’est cependant pas très difficile de mettre le catholique polonais dans l’embarras en posant la question suivante: est-il juste d’être aujourd’hui en accord avec l’autorité du pape quand il rend hommage à la “grande Russie” et affirme sans rougir qu’il faut que les Ukrainiens agressés et envahis par la Russie de Poutine aient le “courage de négocier” avec cette dernière? Le plus haut représentant de la parole divine peut-il avoir politiquement tort? Ou bien faudrait-il faire une différence entre l’autorité de Jean-Paul II et celle du pape François? Il semble encore une fois difficile de ne pas reconnaitre que Spinoza a raison quand il écrit à Albert Burgh:

Vous exaltez la discipline de l’Église romaine; j’avoue qu’elle est d’une profonde politique, et profitable à un grand nombre, et je dirais même que je n’en connais pas de mieux établie pour tromper le peuple et enchaîner l’esprit des hommes, s’il n’y avait l’Église mahométane, qui surpasse de beaucoup la romaine à cet égard.

Il est indiscutable que l’Église mahométane, pour parler comme Spinoza, a hélas conservé une sensibilité quelque peu moyenâgeuse relativement à tout ce qu’elle perçoit comme blasphématoire. Fourest [7] a exprimé avec autant de talent que de courage sa position sur ce sujet, mais elle n’est certainement pas catholique car, pour une catholique aussi, “blasphémer, c’est mal”, comme dit ma belle-mère; c’est pourquoi une vraie catholique a plus d’affinités intellectuelles avec un mahométan austère qu’avec un athée rigolard. Ces deux croyants sont en désaccord sur quelques détails, mais ils peuvent rappeler d’une seule voix à l’athée qu’il ne peut ni rire de croyances qu’il trouve ridicules ni se plaindre qu’il soit possible de le condamner simplement parce que, du point de vue religieux qui est le leur, son incroyance est un péché.

Plutôt que de m’apitoyer en vain sur mon sort d’impie, je vais conclure en laissant la parole à Jean, non l’évangéliste que j’ai déjà cité, mais le regretté Jean Yanne. Je donne plus bas accès à la belle conférence qu’il a donnée en 1958 où, comme il l’annonce immédiatement, il part du souci de réconcilier clergé et masse ouvrière. Animé d’une volonté œcuménique, j’espère ainsi intéresser cette autre église qui appartient aux Archives Poincaré et qui ne fait pas mystère de ses préoccupations toujours profondément sociales. La lecture d’Aron comme l’expérience m’ont appris qu’il est toujours souhaitable de faire le lien d’une sainte famille à l’autre [8]. Bonne écoute.

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Conférence d'introduction suivie d'Avec Maria (1958)

Alléluia garanti (1972)

Ginette Garcin - Dans les bras de Jésus (1972)

4. Références

1.
Pouivet, R. Epistémologie des croyances religieuses. Paris: Les éditions du Cerf, 2013.
2.
Kant, E. Critique de la raison pure. Paris, France: Flammarion, 2006.
3.
Spinoza, B. Éthique. Paris, France, 1988: Éditions du Seuil, 1677.
4.
Leibniz, G.-W. Discours de métaphysique et correspondance avec Arnauld. Paris: Vrin, 2016.
5.
Dante. La Divine Comédie. Paris: Flammarion, 2010.
6.
Kant, E. Critique de la faculté de juger. Paris: Vrin, 1979.
7.
Fourest, C. Éloge du blaphème. Paris: Le Livre de Poche, 2016.
8.
Aron, R. Marxismes imaginaires: D’une sainte famille à l’autre. Folio, 1998.
 

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